Les muses baroques ne parlaient pas provençal


Lorsque Campra compose « Les muses rassemblées par l’amour… » les auteurs provençaux veulent ignorer la langue du peuple, que les gens de qualité tiennent dans un grand mépris. Pour autant ils créent des œuvres qui font partie de notre patrimoine régional, nous explique Guy Laurent, le fondateur des Festes d’Orphée, qui essaient – avec difficulté – de recréer cet opéra perdu du compositeur aixois, et en ont donné des extraits le 29 septembre 2012 au théâtre aixois du Jeu de Paume. .



Né à Aix, "monté" à Paris, Campra ne coupe jamais les ponts avec sa ville et revient y créer "Les Muses" (XDR)
Les Muses rassemblées par l’amour, une « idille » mise en musique par André Campra c’est d’abord une aventure de la recherche en musicologie. Qu’en savez-vous ?
 
C’est l’œuvre d’un Campra, compositeur déjà reconnu, dont la carrière se déroule à Paris, elle est dédiée à sa ville, dont est issue le librettiste, Perrin, et qui lui est commandée par l’Académie d’Aix.

Elle est créée en 1723 dans le contexte particulier du soulagement qui suit la grande peste de 1720-21 qui a frappé durement toute la région. Son exhumation est due à un musicologue nîmois, Jean-Philippe Goujon, qui près de trois-cents ans après, la retrouve dans un carton du Fonds de l’Arsenal de la Bibliothèque Nationale de France. A une époque ancienne, l’archiviste qui a constitué ce carton avait oublié de mentionner sur l’étiquette ce manuscrit-là !
 
Ce court opéra pourrait-il être recrée aisément aujourd’hui, au-delà du quart d’heure que les Festes d’Orphée en font entendre en concert ?
 
L’œuvre est presque complète, il lui manque les parties intermédiaires, des seconds violons et altos. A l’époque les musiciens retrouvaient d’eux-mêmes les façons de jouer avec la partition, ce qui permettait de faire des économies sur la copie. Techniquement on pourrait donc la jouer, il faudrait faire réécrire ces parties manquantes par un spécialiste de la musique baroque, ce qui a un coût.

Campra a minima malgré Marseille 2013

Partition en mains, Guy Laurent a entamé un travail de longue haleine pour recréer l'oeuvre de Campra (photo MN)
Qu’est-ce qui coince alors pour faire connaître cette part du patrimoine artistique provençal ?
 
Aujourd’hui nous donnons le premier quart d’heure, sans décors ni mise en scène. Nous devrions recréer l’œuvre avec 25 musiciens et quatre danseurs ; elle dure environ une heure. Mais je vois difficilement comment arriver au bout. Nous voici labellisés « Marseille 2013 », tous les partenaires nous disent à quel point c’est formidable, mais nous n’avons pas l’argent pour recréer dans des conditions acceptables ces « Muses ».

Et au moment où tous devraient s’unir pour aboutir, on ne trouve pas cette volonté indispensable. C’est bien sûr une question de moyens matériels. C’est dommage mais c’est cohérent avec le désintérêt ici pour l’œuvre de Campra, compositeur important, qui par exemple n’intéresse pas le Festival d’Aix, comme Darius Milhaud d’ailleurs : ils y sont à peine donnés.
 
Tous deux ont fait une carrière qui dépasse largement le cadre régional. Peut-on parler de « compositeurs provençaux » ?
 
Moi je revendique de faire une musique qui appartient à la Provence, sans galoubet ni marqueurs identifiés. Et depuis 25 ans nous exhumons pas mal de choses : 80 œuvres.

Ce n’était pas inutile ; même Gautier de Marseille était très peu connu alors, bien qu’il ait créé l’opéra dans la cité phocéenne. Chez Campra ou Jean Gilles, mieux connus, notre travail consiste à révéler la dimension provençale de leur musique, notamment leur musique de jeunesse, enfouie dans les archives à Aix même, et inconnue.

Personne non plus ne connaissait la musique de Poitevin, leur professeur à tous deux, quand on l’a jouée. Idem pour Audifren ou Esprit Blanchard, des célébrités à leur époque.

Un profond mépris pour la langue du peuple

A l'époque baroque quel compositeur s'abaisserait à créer sur des paroles en langue vernaculaire ? (XDR)
Ces compositeur provençaux n’écrivent ni ne créent jamais dans la langue parlée par tous à leur époque. Peut-on parler de musique provençale avec Campra et ses contemporains ?
 
A l’époque c’était tout simplement impensable de composer pour des textes en langue du peuple. Comment s’imaginer aujourd’hui la manière de penser des classes dirigeantes au XVIIè siècle ? Le mépris pour les classes populaires était très fort, et touchait bien sûr la langue du peuple. Qui se serait abaissé à composer pour des textes en provençal ?

C’est alors une négation consciente, les compositeurs refusent tout emprunt à la culture provençale. Ils refusent d’ailleurs aussi les emprunts à la musique italienne. L’un d’eux, Pellerin, qui publiera un traité de musique, va jusqu’à corriger ses œuvres si un critique lui fait remarquer qu’il a écrit une phrase musicale pouvant faire penser à de la musique italienne. Ce radicalisme correspond bien à une époque où ces compositeurs provençaux se montrent jaloux de leur identité française.
 

Les Noëls de Saboly empruntent des musiques d'origine incertaine

Nicolas Saboly utilisait des airs connus du public, et leur origine n'était pas un problème pour lui (photo XDR)
Pourtant Nicolas Saboly écrit au XVII è siècle ses Noëls en provençal.
 
Oui, les Noëls sont une brèche ! Comme la danse. Il fallait bien que les airs rappellent quelque chose aux auditeurs pour assurer leur succès. Mais au-delà, rien ! Il faudra attendre le XIXè siècle et les collecteurs, comme Canteloube, pour que ces œuvres populaires suscitent un intérêt.
 
Les musiques de Saboly sont-elles alors des airs populaires provençaux ?
 
Rien ne nous dit que « Paure Caramentran » et d’autres musiques bien connues soient d’origine provençale. Jusqu’à l’époque baroque, l’auteur n’éprouve pas forcément le besoin d’insister sur le fait qu’il est le créateur.

D’ailleurs les emprunts sont la règle. Les Noëls provençaux sont des parodies, les auteurs des textes choisissent des thèmes musicaux alors connus, que le public n’aura pas besoin d’apprendre. Nicolas Saboly précise : « à chanter sur l’air de… ». Et c’est à partir de là que cette musique devient provençale, et uniquement parce que le peuple se l’est appropriée. Quant à l’origine de ces musiques, elle est bien vite oubliée. Ce qui est important c’est que, puisque toute une région s’approprie ces chants, ils deviennent son patrimoine.

Seul le latin entre à l'église, il faut donc ruser

Guy Laurent : seul le latin permet de parler à Dieu à l'époque de Campra, le français pas encore, alors la langue du peuple... (Photo MN)
L’église est-elle plus tolérante pour les chants en langue vernaculaire à l’époque du baroque ?
 
Le clergé ne veut encore voir entrer à l’office que le latin, seule langue capable de parler de Dieu. Même le français est absent des chants d’église. Alors le provençal…

Aussi, les compositeurs rusent, ils ôtent les paroles en provençal et les remplacent par du latin. Ou ils adaptent les musiques à l’orgue, une véritable passion à l’époque de Campra, et c’est ainsi que les Noëls entrent à l’église.

Ensuite cela s’adoucira. L’abbé Dubreuil, au milieu du XVIIIè siècle à Arles, se veut indulgent dans un texte qui a été conservé. « Il faut être bien chagrin pour empêcher le peuple, une fois par an, d’exprimer sa foi en provençal à l’église » dit-il à peu près.

écouter : Campra ,  Le Carnaval de Venise

Dimanche 30 Septembre 2012
Michel Neumuller